Playlist : Beloved One – Ben Harper, Morning Yearning – Ben Harper, Let’s spend the night together, Paint it Black, Angie, Wild Horses, Sympathy for the Devil, Brown Sugar – Rolling Stones, et l’album complet de AVATAR (compositeur : James Horner).
(D’ailleurs, après écoute, je le trouve incroyablement construit tout pareil que celui de TITANIC dont le compositeur est AUSSI James Horner, très ressemblant sur beaucoup de thèmes, s’inspirant fortement de ceux de BLOOD DIAMOND pour d’autres, dont le compositeur est James Newton Howard.)
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Servez-vous un verre de vin, disposez dans une petite assiette quelques olives et bouts de saucisson bien sec, avec quelques parts de fromage. Piquez-y quelques cure-dents. Disposez le tout sur un plateau, ajoutez-y une rose dans un vase.
Si vous aimez prendre l’apéritif avec votre amant directement au lit, installez-vous de votre côté, mettez le plateau au milieu. Si vous aimez prendre l’apéritif avec lui, pelotonnés dans un canapé, installez-vous de votre côté (oui, je suis sûre que même sur le canapé chacun a son côté), posez le plateau sur la table basse.
Ce soir votre amant s’appelle Arthur Rimbaud, Victor Hugo ou encore Pierre Choderlos de Laclos.
Ce sont mes recommandations de lecture actuelles. Oh, je pourrais rajouter tous les ouvrages de Jane Austen (je ne les ai pas encore tous lus) et ceux des sœurs Brönte (que je n’ai pas lu non plus), mais non. Ce soir, ce sont ces trois là que j’ai envie de vous présenter. Ils ont en commun le scandale.
Hugo (Victor Marie, 1802-1885) était un auteur romantique et très engagé dans la lutte contre la misère et les injustices. Quant à son opinion politique, il était bonapartiste. Du moins l’était-il dés 1846 à peu près. Ce détail est absolument à garder en mémoire lorsqu’on s’attaque aux Misérables (1862), ouvrages en quatre tomes dont je finis tout juste le premier. Ce premier tome s’achève sur une description exhaustive de (je compte) 75 pages de la bataille de Waterloo. Si vous la lisez en entier (c’est un fait d’armes, croyez-moi), vous y apprendrez les noms de tous les régiments, de tous les commandants, de certains officiers, et même de quelques soldats. Fou, non ? Mais après ce petit paragraphe qui pourrait en effrayer plus d’un, je vais tâcher de vous présenter ce premier tome de la manière la plus juste possible.
« En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque de Digne. C’était un vieillard d’environ soixante-quinze ans ; il occupait le siège de Digne depuis 1806. »
C’est ainsi que s’ouvre ce premier tome. Victor Hugo aime les descriptions, et c’est cela qui rend ses personnages incroyablement vrais, juste, humains, complets. Et ses descriptions ne sont pas aussi pesantes que celle de Tolkien (oui, j’ai passé quelques paragraphes du second tome parce que franchement, les description de cailloux me gonflaient). Hugo est né pour raconter, c’est comme inné chez lui. Ca semble si facile pour lui, d’écrire 507 pages sur un seul tome. On y rencontre Monseigneur Bienvenu, évêque de Digne, Jean Valjean, le père Madelaine, Fantine, bien sûr, les Thénardier, évidemment, Champmatthieu, l’inspecteur Javert, et tous sont décrits avec une minutie, tant par leurs gestes, que par leur passé, que par leur figure. Ce qu’il faut également savoir, lorsqu’on s’attaque aux Misérables c’est que Hugo est un homme qui aime s’inspirer de faits divers. Dans mon édition de 1963 (trouvé au marché du Secours Populaire =D), il y a un parfait avant-propos qui explique ces faits divers, où les retrouver dans le livre. Et surtout, on y apprend que la plupart de ces faits divers étaient des injustices (ou considérées comme telles par Hugo), réparées par Victor Hugo. Dans ses Misérables donc, dites-vous bien que Victor Hugo est derrière l’évêque de Digne qui tend la main à Jean Valjean, derrière le père Madelaine qui tend la main à Fantine. Les descriptions en deviennent bien plus amusantes à lire ! Et enfin, ce que j’aime dans les Misérables ce sont les réflexions incroyables d’Hugo, politiques ou philosophiques, que l’on retrouve dans le livre :
« Soit dit en passant, c’est une chose bien hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. Le succès, ce ménechme du talent, a une dupe : l’histoire. Juvénal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès et fait le service de son antichambre. Réussissez : théorie. Prospérité suppose Capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors de cinq ou six exceptions immenses qui font l’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère que myopie. Dorure est or. Etre le premier venu, cela ne gâte rien, pourvu qu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s’adore lui-même et qui applaudit le vulgaire. Cette faculté énorme par laquelle on est Moïse, Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoléon, la multitude la décerne d’emblée et par acclamation à quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. Qu’un notaire se transfigure en député, qu’un faux Corneille fasse Tiridate, qu’un eunuque parvienne à posséder un harem, qu’un Prudhomme militaire gagne par accident la bataille décisive d’une époque, qu’un apothicaire invente les semelles de carton pour l’armée de Sambre-et-Meuse et se construise, avec ce carton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres de rente, qu’un porte-balle épouse l’usure et la fasse accoucher de sept ou huit millions dont il est le père et dont elle est la mère, qu’un prédicateur devienne évêque par le nasillement, qu’un intendant de bonne maison soit si riche en sortant de service qu’on le fasse ministre des finances, les hommes appellent cela le Génie, de même qu’ils appellent Beauté la figure de Mousqueton et Majesté l’encolure de Claude. Ils confondent avec les constellations de l’abîme les étoiles que font dans la vase molle du bourbier les pattes des canards. »
Voilà, je pense qu’on a là mon passage préféré du premier tome.
J’aime l’aisance de lecture que l’on retrouve chez Hugo, j’aime les faits historiques exacts qu’il glisse partout dans son œuvre, j’aime l’histoire méticuleusement construite. Jaime ses talents de conteur.
Mais je n’aime vraiment vraiment vraiment pas sa poésie. A part :
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Changeons de registre ! Les Liaisons Dangereuses (1782) ont été écrites par Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803). Wikipédia connait sur cet auteur plus de choses que moi, mais il y a peu à retenir. Tout d’abord, ce monsieur n’a rien d’un Vicomte de Valmont. C’est un homme austère, froid, un militaire et un franc-maçon. Un homme frustré par les femmes qui sera fidèle à sa femme, et un militaire frustré pour son manque de hauts faits d’arme, frustration qu’il résoudra durant la Révolution. Ses Liaisons Dangereuses se répartissent en quatre tomes. Elles sont considérées comme un ouvrage scandaleux, une atteinte à l’aristocratie, mais elles contiennent bien plus que ça. Notamment, une description minutieuse des devoirs d’une femme de l’époque. Les mots vertus et devoirs sont souvent employés dans l’œuvre, et Wikipédia me glisse dans l’oreillette que M. Choderlos de Laclos était un homme fermement engagé dans une lutte que l’on qualifierait de « féministe » aujourd’hui. Il voulait avant tout changer l’éducation des femmes afin de leur laisser la possibilité de penser plutôt que d’apprendre à se soumettre. Sympas, non ?
Dans son œuvre, il y a la Marquise de Merteuil qui représente l’excès de la connaissance, la femme désabusée, mesquine, joueuse, faussement vertueuse. Il y a Cécile de Volanges, l’ignorance même, avec une facilité à la corruption, et une pointe d’insouciance. Madame de Volanges, la femme naturellement vertueuse, mère aimante, peu sûre d’elle parfois. La Présidente de Tourvel, qui ne jure que par ses devoirs de femmes, et son obsession pour la vertu, la religion. Madame de Rosemonde, la tante de Valmont, une vieille femme sage, compréhensive, aimante, certainement la plus instruite au final. Et il y a le Vicomte de Valmont. Séducteur né, il joue avec les femmes, son arme est la séduction, et il pare la vertu comme un virevoltant chevalier parerait son adversaire de son épée. Agressif, donc, dans sa séduction. Mais pas toujours. Il connait mille tours et n’attend que de retrouver le corps de la Marquise de Merteuil. A eux deux, ils forment le duo machinateur de l’affaire. Ils aiment à tirer les ficelles, et cherchent à se venger. L’une du Comte de Gercourt que doit épouser Cécile de Volanges, l’autre de Madame de Volanges, qui lui a bien pourri sa réputation la méchante !
C’est une œuvre que l’on peut lire avec légèreté ou non. Les lettres – car c’est un roman épistolaire, je l’ai oublié ce détail ! – sont parfois décapantes, parfois troublantes de vérité, parfois aussi enfantines que leurs "auteurs", mais on aime à retrouver le style du français de l’époque. Chaque personnage est incroyablement humain, comme chez Hugo, chacun a son style d'écriture, et l’on se demande vraiment comment l’auteur a su se transfigurer ainsi chaque fois. C’est un ouvrage magnifique, et certainement le plus beaux des romans épistolaires. On y aime les intrigues amoureuses qui remplacent avec efficacité les capes et épées.
J’arrive enfin à mon petit préféré. Arthur Rimbaud (1854-1891). Que dire ? Ce gamin n’en était pas un. Ce n’était pas un écorché de la vie non plus. Il était simplement voyant. Il a longtemps soutenu les romantiques et les parnassiens, et puis il a lancé sa propre révolution. Rimbaud était un tortionnaire de la littérature, d’une cruauté sans nom envers ses pairs, un génie sous un visage d’enfant, un pur créateur (le mot poésie a des origines étymologiques grecques qui signifient créer), un révolutionnaire de l’art d’écrire, un combattant de première ligne qui vous écroulait trois rangées de rimes trop classiques et trop fades à son goût. Rimbaud a tout fait : poésie classique, sonnets, prose, prose poétique, de l’album zutique en passant par ses Poésie, il y a Illuminations et Une Saison en Enfer. Rimbaud était un être incorrigible et libre de tout, même de lui. Il a cessé d’écrire très jeune, 20 ans je crois, et est parti en Afrique, lassé d’à peu près tout. Il a été trafiquant, ou explorateur, et est mort jeune de maladie. Il faisait toujours croire qu’il était plus vieux que son âge, afin d’être pris au sérieux. Son œuvre est fulgurante, bouleversante. Bien sûr, il a le Bateau Ivre que tout le monde connait. Mais laissez moi vous en montrer d’autres :
Vénus Anadyomène
Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent ; le dos court qui rentre et qui ressort ;
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor ;
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement ; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...
Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
– Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
Il reprend dans Vénus Anadyomène en une sorte de parodie le code classique de la Vénus, la plus belle des femmes, le symbole de la femme parfaite, de la Muse. Il en fait une femme banale, comme un peintre réaliste ou expressionniste changerait les codes classiques de son art, il lui donne les codes de son époque « cheveux bruns fortement pommadés », et finit sur cette chute violente, cocasse. La chute est le propre même du sonnet, et ici c’est un détournement relativement évident du style du sonnet, qui se veut profondément classique, et qui sert en général, parce qu’il est technique et dur à écrire, à décrire les choses les plus belles, ou les amours les plus forts. C’est un style qui ne se maîtrise pas si facilement, et Rimbaud en joue comme de sa première plume.
Voyelles
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silence traversés des Mondes et des Anges :
- O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! –
Un de ses poèmes les plus connus. Le plus énigmatiques surtout. On dit que Rimbaud a suivi des cours de musique avec un professeur – dont je ne me souviens plus le nom – qui pour l’aider donnait une couleur à chaque note. Et comme les notes sont des lettres dans le système anglo-saxon, on peut expliquer le poème. Personnellement je m’en fiche. Remarquez une fois de plus la maîtrise du sonnet, le rythme incroyable qu’il y a ici, les descriptions superbes et les jeux qu’il fait avec les prononciations. Dites le à voix haute, vous en savourerez mieux chaque vers, et vous en comprendrez un sens qui n’appartiendra qu’à vous.
Je voudrais poursuivre avec un poème dont j’ai parlé la dernière fois. Son Alchimie du Verbe. Il est tiré d’Une Saison en Enfer, et est une réponse à un poème précédent où il donnait la parole à Verlaine (son amant pour ceux qui ne le savent pas). Je vous y ai coupé nombre des vers qui entrecoupent le texte en prose. Je ne vous en ai laissé qu’un poème, que j’aime énormément.
Alchimie du Verbe
À moi. L’histoire d’une de mes folies.
Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.
J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.
(…)
La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.
Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots !
Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j’enviais la félicité des bêtes, - les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !
Mon caractère s’aigrissait. Je disais adieu au monde dans d’espèces de romances :
(…)
J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.
« Général, s’il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins spendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante… »
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !
(…)
Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :
Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.
Mon âme éternelle,
Observe ton voeu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.
Donc tu te dégages
Des humains suffrages
Des communs élans
Et voles selon…
- Jamais d’espérance
Pas d’orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.
Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.
Elle est retrouvée !
- Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer mêlée
Au soleil.
Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.
À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. – Ainsi, j’ai aimé un porc.
Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu’on enferme, - n’a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.
Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.
Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq,- ad matutinum, au Christus venit,- dans les plus sombres villes :
(…)
Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté.
Pour finir, une prose dont il faut admirer la chute, comprendre l’explication de sa relation avec Verlaine (du moins c’est ce qu’on dit et que je veux bien croire), et savourer l’histoire :
Conte
Un prince était vexé de ne s'être employé jamais qu'à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.
Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées : quel saccage du jardin de la beauté ! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n'en commanda point de nouvelles. - Les femmes réapparurent.
Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. - Tous le suivaient.
Il s'amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. - La foule, les toits d'or, les belles bêtes existaient encore.
Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté ! Le peuple ne murmura pas. Personne n'offrit le concours de ses vues.
Un soir, il galopait fièrement. Un Génie apparut, d'une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d'un amour multiple et complexe ! d'un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent.
Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince.
La musique savante manque à notre désir.