Il y a tellement de choses que j’avais oubliées me concernant. J’avais oublié que j’aimais les nuits calmes à travailler au son d’un piano, hors du temps mondain. J’avais oublié que j’aimais être naturelle et sentir le soleil sur ma peau, j’avais oublié que j’aimais le spirituel et la solitude. J’avais oublié que j’aimais le calme et le mordant de l’eau salée. J’avais oublié l’introvertie et la sportive en moi, pour entrer dans le moule des femmes sophistiquées de salon qui montent sur les bars en soirée. Je ne le regrette pas, cet oubli-là. La plénitude qui accompagne les retrouvailles avec ces parties de moi en vaut la peine. A 13 ans j’étais l’imparfaite Miss Je-sais-tout, à 18 ans j’étais l’imparfaite torturée, à 20 ans j’étais l’imparfaite mondaine, à 23 ans j’étais l’imparfaite sportive, aujourd’hui je suis un imparfait paradoxe. Le regard des gens au cours de la vie éclate en morceaux la personnalité d’un enfant, et cause ce que tout un chacun appelle « des changements » dans nos caractères. Au cours de nos vies, nous voyageons d’un soi idéal à un autre projet, à une autre envie, à un autre partenaire, à d’autres amis, mettant en lumière certaines pièces de notre intérieur, et au cours de cette formidable odyssée, certains parviennent plus que d’autres à retrouver les morceaux égarés, et à recoller le puzzle de leurs personnalités. Ceux-là ne sont pas les moins cassés, mais ce sont les plus complets. Parmi ceux-là, il y a ceux qui en ont vu suffisamment pour se dessiner d’eux-mêmes, ceux qui ont collecté tant de morceaux qu’ils ont pu choisir ceux qu’ils voulaient garder. Il y a ceux qui ne quitteront jamais la mer, ceux qui, au terme du voyage, n’auront pas pris le temps d’agencer les pièces à leur convenance, n’auront pas pris le temps d’associer à la sagesse le calme. Il y a également ceux qui, à chaque escale, prendront le temps d’agencer à leur goût leur intérieur, souhaitant l’équilibre permanent. Et il y a ceux qui, à chaque instant, douteront de l’assemblage des morceaux, ceux-là luttent en permanence pour préserver leur paradoxes et n’useront jamais de colle. Ceux-là ne sont probablement pas les plus sages, ni les plus à-même de vous enseigner, et s’ils quittent un jour la mer, le mal de terre les obligera probablement à rester centrés sur les incessants mouvements de leur casse-tête intérieur. Mais « on mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter », disait Kant. Il nous est impossible de choisir de ceux dont l’on fait partie. Peut-être qu’au détour du voyage, la mer portera sur nos rivages un morceau oublié depuis longtemps, qui changera du tout au tout la carte de notre caractère et la liste de nos envies. Le voyage en eau plate vaut bien la haute mer et le lagon vaut bien la rivière. La vie n’en reste pas moins un voyage, qui nous trimballe entre deux caps que nous visons, et s’il faut se laisser ballotter par les vents surprises qu’elle amène, alors je choisis d’orienter à chaque instant mes voiles pour que la traversée soit la plus agréable à chaque instant. Peu importe que vous l’aimiez dangereuse, solitaire ou organisée. Le bateau est ivre mais vous avez le choix de l’être aussi.
Chloë Ange